Hélène
Brigitte Patient, journaliste.
(Préface du livre Hélène, éditions Arnaud Bizalion. 2022)
Le 13 novembre 2015 est une date effroyable. Chacun d’entre nous connaît la perte, une perte surnaturelle, une perte infâme, un être fauché pour une cause dévoyée. Cette année-là j’ai vu Hélène pour la première fois, sur la couverture d’un livre, L’auberge, d’Estelle Lagarde, aux éditions La Manufacture de l’Image. Une femme saisissante avec des colliers de boudins, fascinante avec un regard frondeur, provoquante un verre de vin à la main et de l’autre, une cigarette dans un geste délicat, la fumée en souffle de vie. L’assemblage des couleurs fanées du décor la font apparaître majestueuse : toile cirée, papier peint, bois vieilli.
En 2015, Hélène n’a pour moi aucun prénom. Je vois une composition arrogante, subversive, réellement belle. Un rêve.
Aujourd’hui, en ouvrant ce livre, j’emprunte le chemin des mots écrits par Estelle Lagarde pour connaître l’infâme, le rêve se déconstruit en noir et blanc. Mais la route sinueuse de ses photographies mène à l’éternité d’Hélène. Tout est devenu trésor dans ces deux vies de femmes, qui se rencontrent dans le plus grand des hasards : le métro, des regards, des mots pour accoster une inconnue, un café, l’amitié, la fidélité artistique et, surtout, les photographies.
En ouvrant ce livre, je suis ces deux femmes. Le parcours est singulier et je vois dans les tours et détours leurs liens se tisser. Entrer dans un hôtel, regarder l’homme à l’accueil, sa chemise, son menton mal rasé. J’imagine et j’envie la complicité entre la photographe et son modèle dans cette scène. Les mots d’Estelle Lagarde sont aussi des images. Dans les couleurs estompées du tapis usé de l’escalier menant à la chambre, je la vois apparaître en noir et blanc. Hélène. Je vous laisse découvrir cette singulière alliance, tragique, que l’on ne peut accepter qu’avec les photographies, immortelle.
Depuis toujours, Estelle Lagarde travaille le temps. Elle modèle dans ses photographies les présences, les absences, les traces laissées par des vies dans des lieux abandonnés, oubliés.
En rencontrant Hélène, elle ne sait pas que ces mises en scène la feront renaître un jour dans nos yeux. Parce qu’Hélène n’est plus. Sauf dans ces images. Une fiction emportée par la réalité du 13 novembre 2015. Il faut donc garder le livre à portée de main pour savourer le pouvoir de la photographie. Hélène emporte avec elle les émotions, les mots, les regards de la photographe aujourd’hui ancrée dans ce lien intime avec son modèle tué au Bataclan. Il renaît au creux de ces pages.
Hélène a vu tous les livres d’Estelle Lagarde, notamment L’auberge, aux éditions de la Manufacture – c’est elle qui figure sur la couverture du livre. Elle ne verra pas celui qui porte son nom mais, pour nous qui allons le lire, c’est ainsi que nous la rencontrons.



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